page d'accueil Jeanne Socquet : la création étouffée

Vous êtes-vous demandé pourquoi la langue française n'a pas formé les féminins des mots : auteur, compositeur, sculpteur, peintre, écrivain ? La femme qui veut s'exprimer n'essuie que rebuffades et vexations : dès l'enfance, la création féminine est étouffée.

Suzanne Horer, "écrivain", et Jeanne Soquet, "peintre", apportent des vues claires et neuves sur ce sujet négligé par leurs "confrères". Elles savent que, quelles que soient ses formes - de l'art pur à la recherche scientifique -, le pouvoir créateur est subversif, parce qu'il est jeu et plaisir. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il demeure la "chasse gardée" des hommes.

Des artistes célèbres leur ont apporté le témoignage des difficultés qu'elles ont rencontrées au cours de leur carrière : Colette Audry, Marie Cardinale, Josée Dayan, Marguerite Duras, Léonor Fini, Betzy Jolas, Marta Pan, Alicia Penalba, Geneviève Serreau, Agnès Varda... Le point de vue de ces femmes créatrices est aussi passionnant pour les hommes que pour les femmes : il annonce le temps où les créatrices ne se contenteront plus d'être le reflet du passé et des œuvres masculines, mais où les créations des femmes apporteront au monde une nouvelle expression.

Quelques pages extraites de La création étouffée, écrit en 1973 avec Suzanne Horer .

 

Manipulation des différences

  Créatrices sans modèles.

Supposons une fille qui veut écrire; elle cherchera des modèles d'écrivains. Que trouvera-t-elle ?
Des "femmes de lettres " !
Pis, des femmes de lettres qui écrivent parce qu'elles sont malheureuses en amour ou laides !
C'est Christine de Pisan, femme cultivée (fait exceptionnel de son temps), poétesse, essayiste féministe d'avant-garde : "si la coutume était de mettre les petites filles à l'école et communément on leur fît apprendre les sciences comme on fait aux fils, elles apprendraient aussi parfaitement et comprendraient les subtilités de tous les arts et sciences comme ils font".
Qu'écrit-on sur elle ? Qu' "elle fut la première de nos femmes de lettres pour laquelle la littérature n'est pas une nécessaire vocation, mais un faute de mieux, un trompe-temps en même temps qu'un gagne-pain. Combien elle eût préféré passer sa vie entre un époux chéri et ses enfants * !"
Pourquoi toutes les jeunes veuves n'écrivent-elles pas ?
C'est Louise L'abbé, d'une grande beauté (tiens ? et elle écrit ?), de l'esprit, musicienne, poétesse... Mais rien de cela ne compte en regard d'avoir eu "l'insigne honneur d'être l'amie de Maurice Scève *" !
C'est Madame de Sévigné. "Si après son veuvage, elle eut aimé de droite et de gauche comme la plupart des femmes *", nous n'aurions point eu ses lettres. D'ailleurs, si elle réussit dans la correspondance c'est parce que ce genre moins défini, que les règles en sont souples, qu'il n'est nul besoin de pensée profonde, etc., etc. Ses Lettres sont considérées, au mieux, comme le génie du bavardage !
Quand le genre se définit, les romancières sont-elles reconnues ? "Le roman romanesque est un genre bien féminin. Tissé d'imaginaire et de réel, il répond à la tournure d'esprit des femmes * ..."
Les détournements vont plus loin; si Madame de la Fayette écrivit La Princesse de Clèves, c'est parce qu'elle possédait, "comme toutes les femmes" une merveilleuse faculté d'assimilation. Ainsi, elle put composer son roman grâce aux conversations de ses "brillants amis" : "Elle dut à ses amis le plan, les alentours de l'intrigue, la documentation historique, tout ce que son manque d'imagination ne lui permettait pas de réunir. Elle leur dut même la perfection de son style. Il reste qu'elle ne dut à personne cette vie intime qui fait le livre *." - Qui l'eût cru !!!
Le siècle des Lumières est aussi présenté comme celui du "règne des femmes". Les preuves de ce règne sont évidentes, entre 1725 et 1760, "surproduction" de livres sur la femme, non des femmes sur elles-mêmes. Elle acquièrent aussi le droit au respect, la reconnaissance d'elles-mêmes et, dès lors, les valets leur adressèrent la phrase devenue rituelle : "Madame est servie " !!!
Le sujet est brûlant et une lutte se livre contre la femme, pour la femme, mais le pour est aussi nocif que le contre !
Contre : en 1766 un pamphlet, Paradoxe sur les femmes où l'on tâche de prouver qu'elles ne sont pas de l'espèce humaine !!!...
Pour : l'essais de Thomas, Sur les femmes, leur caractère. Thomas leur donne toutes les "vertus" du caractère mâle et du génie viril ! De plus, pour atténuer la portée de cette œuvre, on nous précise qu'elle a été écrite sous l'emprise de la passion et pour plaire à Madame Necker !
Comme quoi les femmes devraient cesser "d'inspirer" pour prendre, elles-mêmes, la plume !
C'est aussi Madame de Staël, première des femmes à exposer ses vues sur le mariage, le divorce, la société, la littérature, etc. Première femme à revendiquer son droit au génie.
Qu'écrit-on ? "Eût-elle orienté sa vie de la même manière si elle avait possédé la beauté de Madame Récamier ? Comme Madame de la Fayette, elle manque de charme proprement féminin. Comme elle, elle épousa un homme terne qui ne lui apporta pas la félicité rêvée *." Au mieux, quand on n'ose pas nier son œuvre, on évoque "sa virilité", ce qui la nie d'une autre manière !
A remarquer que le pouvoir subversif de Madame de Staël était tel que Napoléon ne s'y était pas trompé !
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*[Jean Larnac : Histoire de la littérature féminine en France]